La légende du pont du diable
(Source : Les légendes de Mortain)
Le dernier ouragan venait de tout renverser à travers la vallée de la Cance, sous les murs du château de Mortain, et d'enlever pour la dixième fois le pont bâti sur le torrent impétueux, en avant du Pas-du-Diable, presqu'au pied du fameux roc connu sous le nom de l'aiguille et qui est peut-être le plus beau monolyte que la nature ait créé dans la Normandie entière.
- Bien malin celui qui refera un pont sur la Cance, dit un vieux railleur. Notre rivière a mauvais caractère, elle emportera toujours tout dans ses bonds furieux.
- Rien ne coûte d'essayer, dit un autre.
- Comment ! rien ne coûte, dites-vous ? On a beau tenter tous les moyens, creuser profondément les rives, élargir le ravin, on n'a jamais réussi à rien faire qui pût résister aux chocs des eaux rapides. Qui en boit sait combien elles sont froides !
- Non, fit un troisième interlocuteur. Jusqu'ici aucun pont n'a résisté aux ouragans : mais on réussira à la fin avec de la persévérance.
- Le pont nous est indispensable ! s'écria un groupe.
- Il est impossible, reprit le railleur.
- Allons donc ! il est nécessaire et tout ce qui est nécessaire devient un jour exécutable et possible.
Là -dessus on commença à se quereller fort et ferme. Tous se mirent à parler à la fois, les têtes s'échauffaient. Chacun prenait son voisin ou son vis-à -vis à partie. Bientôt on ne s'entendit même plus.
Peut-être allait-on passer des paroles aux actes, quand on vit entrer dans la salle un inconnu habillé de noir. Sa façon de regarder les gens étonnait.
- Pourquoi vous disputez-vous ? demanda-t-il.
On le mit aussitôt au courant de la discussion.
- Un pont ! s'exclama-t-il. C'est bien une petite affaire : Je me charge d'en construire un en moins d'une semaine.
- Vous ! Et combien demandez-vous pour cela ? cria-t-on de tous les côtés.
- Je ne demande rien, absolument rien. On ne paiera même pas de tribut pour franchir mon pont ! Tout le monde y pourra passer. Mais il me faut un otage... Le premier qui franchira le pont me suivra !
Le marché fut immédiatement accepté. On l'arrosa solennellement du contenu de quelques bons verres et l'on se frappa dans la main.
Tout à coup, notre premier orateur devint affreusement pâle et perdit contenance ; il avait senti dans sa main le contact d'une griffe pointue. Il voulut le dire ; mais avant qu'il eût pu prononcer une parole, l'inconnu s'était évanoui en fumée : l'homme noir n'était autre que le diable.
On se dispersa en silence, ils étaient tous dégrisés, et ne savaient plus que dire.
Le lendemain, dès la première lueur du jour, la surprise des habitants de la petite ville fut grande. La matinée se passa en commentaires. Un nouveau pont, magnifique cette fois, unissait les deux rives fleuries de la Cance. Tous se rendirent en hâte dans la vallée profonde pour le contempler. Seulement les buveurs de la veille , c'est-à -dire ceux qui avaient été les témoins du contrat, empêchèrent que l'on s'engageât sur le pont.
On apercevait, de l'autre côté du pont, sur la rive opposée, l'homme noir dissimulé derrière un chêne. Il semblait attendre patiemment que l'on veuille bien lui envoyer l'otage.
Cependant la foule s'amassait sous les murs de la forteresse. Elle devenait houleuse et ne savait quel parti prendre, quand un jeune homme, qui avait entendu, lui aussi les conditions du marché, s'avança seul, vers la tête du pont. On tremblait pour lui, mais la curiosité de ce qui allait advenir l'emportait.
Il ouvrit alors tranquillement un petit sac de toile qu'il tenait à la main, en fit sortir un jeune chat tout noir. Après avoir fait du feu au moyen d'un fragment de pierre et d'un morceau de fer, il alluma une chandelle de résine qu'il fixa à l'une des pattes de l'animal, et le lança brusquement sur le pont.
Des rires et des cris éclatèrent aussitôt et le pauvre minet s'enfuit à toutes pattes vers celui qui était aux aguets en poussant des miaulements de souffrance.
Aussitôt le jeune homme s'avança à la suite du félin et se hâta de planter une croix sur l'un des piliers du pont.
Belzébuth n'avait pas spécifié quel genre d'être vivant devait passer le pont en premier...
Alors, dans sa fureur, il se mit à renverser les sapins et les chênes sur les rochers et bouscula les rochers contre le pont. Mais la croix l'empêcha de détruire son propre ouvrage : les quartiers de roc se heurtaient en vain contre l'arche surmontée de la croix bénite. Ils retombaient sur les rives de telles façons qu'ils formèrent deux contreforts qui protégèrent pendant des siècles le Pont du Diable, dont le nom survécut aux ouragans et aux assauts de la tempête.
Le nom de petite cascade de Mortain lui serait injustement attribué car cette petite chute d'eau se trouverait en réalité sur les communes du Neufbourg et de Romagny.
Si la grande cascade est la plus haute chute d'eau de l'ouest de la France, la petite cascade a cependant un côté un peu plus imposant. En descendant le sentier vous vous trouverez au creux d'une petite gorge entourée d'imposants massifs rocheux.
Encore un peu plus bas, une fois passée la dernière petite cascade, vous vous trouverez face à d'immenses barres rocheuses, dont une complétement en bas : l'aiguille de la Cance.